La pédocriminalité est-elle spécifique à l’Église ?
Puisqu’on enquête sur l’Église, n’est-ce pas normal de trouver des chiffres plus élevés que dans d’autres contextes ?
L’enquête menée par l’INSERM sur demande de la CIASE a eu lieu sur toute la population française, pas uniquement sur les catholiques pratiquants, d’une part parce que nombre de victimes de clercs ont quitté l’Église et d’autre part pour déterminer à quel point le problème est spécifique à l’Église, ou juste la traduction des tendances de la société.
La conclusion est sans appel : il existe des problèmes spécifiques à l’Église et une surreprésentation des abus dans cette institution.
C’est quand même dans les familles qu’il y a le plus de violences sexuelles, non ?
Les chiffres bruts donnent une prévalence environ trois fois plus grande des agressions dans le cercle familial, puis suivent des inconnus et des amis. Mais la première institution en termes d’agressions est l’Église (§0614 et suivants). Il ne faut pas oublier que le contexte familial, amical ou les agressions dues à des inconnus sont des contextes non-institutionnel et le temps passé en famille, entre amis ou dans l’espace public en présence d’inconnus est largement supérieur au temps passé en contexte ecclésial.
source : Rapport CIASE §0615
Il y a quelques décennies, on pensait que c’était mieux pour tout le monde de ne pas parler de violences sexuelles. Ne fait-on pas une lecture de la situation avec un regard anachronique ?
Il y a au moins deux niveaux de réponse à cette question.
Premièrement, ce n’est pas par excès de zèle que ce procès est engagé, mais bien en réponse à la souffrance des victimes qui s’exprime et s’est exprimée dans les dernières années. Que l’on ait pu penser autrefois que le silence était la meilleure chose à faire ne change rien à ce fait-là. Ce sont les victimes qui sont à l’origine de cette démarche de justice.
Deuxièmement, on peut considérer que le devoir de justice s’exerce par nature après coup — un procès est de toute façon toujours a posteriori. Le fait qu’on ait pu penser à une époque que la meilleure manière de faire était la mise sous silence de ces abus ne signifie pas qu’il ne s’agisse pas d’une faute, et cette mise sous silence d’hier peut être reconnue comme une faute aujourd’hui.
On pourrait même ajouter un troisième point, car cette remarque ouvre la porte à un glissement que l’on entend également : « Les abus sexuels sur les enfants ne posaient pas vraiment de problème moral à une certaine époque » (la preuve en serait que certains pouvaient s’en vanter à la télévision ou dans les livres). Outre le fait que cet argument contredit le précédent (pourquoi aurait-il fallu taire les abus s’ils ne posaient pas de problèmes moraux ?), cette réflexion revient à rendre relatif en fonction d’une époque le mal que représentent ces abus.
Est-ce la faute de Mai 68 ?
Plus de la moitié des cas ont eu lieu entre 1940 et 1969 (§0267 et suivants). Post 1968 on observe une grosse baisse du nombre de cas d’abus, d’abord expliquée par une forte baisse du nombre de clercs et par le retrait d’une grosse partie du clergé des établissement d’enseignement catholiques (principal lieu d’agression sur la période précédente). Cependant les bouleversements sociaux de la fin des années 60 ne sont pas une explication valable selon les membres de la CIASE (§0276). Ils n’ont entraîné ni une dissimulation des cas supérieure aux années précédentes, ni une augmentation des cas, qu’on les considère de manière absolue (nombre total de cas) ou relative (nombre de cas rapporté au nombre de clercs ou de fidèles). Le fait que les cas d’abus existent avant comme après la période des années 60-70, et que cette période ne puisse être reliée à une augmentation des cas, doit conduire à abandonner la perspective d’expliquer simplement les abus par des circonstances externes à l’Église, et limitées à une période passée.
Que faire des recommandations de la CIASE ?
D’où viennent ces recommandations ? Sont-elles légitimes ?
Au terme d’un audit, il est naturel de formuler des recommandations qui visent à remédier aux problèmes identifiés. La CIASE, au titre de son mandat et de son expertise qui croise plusieurs champs de compétences (y compris en théologie et en droit canon), a donc formulé des recommandations. Mais, de même qu’un auditeur n’est jamais chargé d’appliquer les recommandations qu’il formule, les membres de la CIASE ne sont pas concernés par la mise en application des recommandations qu’ils ont formulées et ce d’autant moins que la CIASE s’est dissoute une fois sa mission achevée, le 5 octobre 2021 en remettant son rapport final.
Pourquoi y a t-il autant de recommandations ?
Les travaux de la CIASE ont mis en évidence l’existence de très nombreux facteurs pour pouvoir expliquer à la fois le nombre des abus et les défaillances de l’institution à réagir pour les limiter : c’est la « responsabilité systémique » reconnue par les évêques de France le 5 novembre 2011.
Pour « changer de logiciel », il ne suffit donc pas de proposer quelques mesures ponctuelles, c’est bien un ensemble de disciplines qui est touché.
Pour faciliter la compréhension de ces recommandations, nous avons choisi de les regrouper par thématiques : théologie, justice civile, gouvernance, responsabilité… Vous pouvez les retrouver sur cette page.
Les évêques et les congrégations religieuses doivent-ils désormais les appliquer ?
Ces recommandations appartiennent désormais à l’Église : c’est à l’Église de s’en saisir, de les recevoir, de les analyser et de les mettre éventuellement en œuvre. Il est certain que toutes les recommandations ne visent pas les mêmes choses, les mêmes domaines dans la vie de l’Église, ou les mêmes échelons dans son organisation. Certaines supposent des changements profonds dans le droit canon ou dans certaines élaborations théologiques et ne peuvent pas être du ressort de la CEF ou de la CORREF car elles concernent l’Église universelle. D’autres, en revanche, touchent à des modalités d’organisation de la vie ecclésiale et pourraient faire l’objet d’une mise en œuvre rapide, dès lors qu’il s’agit de faire évoluer des éléments de formation, des instances de conseil ou de concertation (dans les diocèses ou les séminaires, par exemple, en y incluant davantage de laïcs) ou de mettre en place une véritable démarche d’audit permanent, qui est désormais la norme dans toutes les organisations d’une certaine taille. D’autres recommandations, enfin, ont fait l’objet d’une mise en place dès 2020 ou 2021 par les diocèses ou la CEF, avant même que le rapport final ne les mentionne.
Une instance de suivi est-elle nécessaire ?
La CIASE appelait de ses vœux la mise en place d’une instance de suivi de ces recommandations et plusieurs associations de victimes le demandent aussi. Il appartient à l’Église tout entière d’entendre cet appel afin que le rapport ne reste pas lettre morte.
Qui est responsable ?
L’Église catholique peut-elle être reconnue comme responsable en tant qu’institution ?
Cette formulation pose une autre question : si l’Église doit-être reconnue responsable, alors par qui ? C’est d’abord à l’Église elle-même de regarder en détail ce qu’elle a pu faire, laisser faire et couvrir, et c’est bien ce qu’elle a fait lorsque la CEF a décidé vendredi 5 novembre, de « reconnaître la responsabilité institutionnelle de l’Eglise » dans les agressions sexuelles subies par des milliers de victimes et la « dimension systémique » de ces crimes. D’autres conférences épiscopales, dans d’autres pays, ont dans les années passées pris le même chemin, que le Synode de 2019 sur les abus sexuels à Rome invitait à emprunter en reconnaissant cette responsabilité collective face à une « culture de l’abus » et un « système » qui a permis une impunité pendant de trop longues années.
Pour aller plus loin : https://www.lavie.fr/christianisme/eglise/abus-dans-leglise-les-eveques-face-a-leur-responsabilite-71370.php
Parler de responsabilité systémique, n’est ce pas réduire la responsabilité de ceux qui ont commis des abus ou crimes sexuels ?
Parler de responsabilité systémique, c’est reconnaître qu’un agresseur n’aurait pu agir sans les avantages procurés par sa position dans l’Église, essentiellement le haut statut du clerc dans l’esprit des fidèles puisqu’il est considéré comme agissant « in persona Christi » et qu’on ne peut donc pas lui résister. La responsabilité systémique, c’est aussi reconnaître que, dans la plupart des cas, un agresseur n’aurait sans doute pas pu agir ou prospérer dans son crime sans des complicités passives ou parfois actives. Ces complicités ont trait à l’organisation de l’Église, et au souci de préserver avant tout la réputation de l’institution : silences divers, absence de mesures conservatoires pour éloigner un agresseur, ou bien mutation d’un agresseur sans avertir son nouveau responsable local, déni de justice etc. Ces complicités se retrouvent dans les témoignages de victimes pour qui, à la douleur des actes subis s’est ajoutée bien souvent la peine causée par l’inaction des personnes en responsabilité dans l’Église : tel courrier qui ne reçoit pas de réponse, tel refus de croire un témoignage, voire injonction à se taire, assurance de nos prières mais pas d’action entreprise, etc. Parler de responsabilité systémique, c’est donc articuler les responsabilités individuelles des agresseurs à la reconnaissance que, à cause d’un certain état d’esprit et de certains dispositifs, l’institution ecclésiale a facilité les actes et a refusé d’agir pour le bien des victimes une fois les faits portés à sa connaissance, se rendant ainsi doublement complice des crimes.
Pour certaines victimes, lorsque les agresseurs sont morts et ne peuvent plus être jugés, la reconnaissance d’une responsabilité systémique ou institutionnelle est la seule possibilité de faire reconnaître quelque chose, ce qui les aidera à se reconstruire. Mais la responsabilité institutionnelle ne sera pas reconnue au bénéfice des seules victimes : pour tous les baptisés, elle sera aussi l’assurance qu’un constat commun est partagé, et que le besoin de changer de culture est bien identifié.
Je ne suis quand même pas responsable alors que je n’ai jamais agressé personne ? Ne rien faire, est-ce participer ?
Il y a un risque à considérer que la responsabilité est soit absolument pleine soit absolument nulle pour les catholiques – quelqu’un serait soit entièrement responsable, soit pas du tout responsable. Il est important d’insister sur les différents niveaux de responsabilité possible.
Dans le film Spotlight (2015) traitant du combat de victimes d’abus dans le diocèse de Boston (USA), des journalistes du Boston Globe réalisent petit à petit qu’ils avaient, dans les décennies antérieures, reçu de nombreux témoignages et alertes, mais n’en avaient pas tenu compte, parce que leur état d’esprit et la haute estime qu’ils avaient pour l’Église et son clergé les empêchaient de croire les récits qu’ils entendaient et d’envisager même que de tels actes soient possibles. Ils se sont tardivement découverts “complices passifs” de ces crimes, en un sens.
Les révélations du rapport de la CIASE viennent interroger nos comportements et nos réactions même dans des situations anodines : qu’avons-nous omis de voir en telle ou telle circonstance, au nom de principes ou d’un regard trop bienveillant au point de devenir aveugle ? Quels silences couvrent parfois le mal dont nous sommes témoins, nous rendant ainsi complices du péché ? Quels jugements trop enthousiastes exprimés sans même y penser au sujet de telle paroisse, tel mouvement ou tel prêtre, ont pu empêcher une victime potentielle d’oser une parole libre pour dire ce qu’elle avait subi parce qu’elle a compris qu’il n’y aurait pas d’écoute bienveillante ? Parfois, notre réaction immédiate après la révélation d’un cas d’abus est même de penser “tiens, finalement, ça ne m’étonne pas” : n’est-ce pas alors le signe que nous avions vu des choses mais que nous avions refusé de les prendre en compte ou de nous rendre à l’évidence ? Ces questions, pour désagréables qu’elles soient, ne doivent pas nous conduire à une suspicion généralisée, mais à reconnaître avec humilité que le “changement de culture” qui paraît bien nécessaire passera par chacun de nous. Là est certainement une part de notre responsabilité.
Qui va payer les réparations dues aux victimes ?
Les diocèses français ne sont malheureusement pas riches, ils vivent essentiellement grâce aux dons des fidèles. Ils ne seront donc pas en mesure d’indemniser les victimes sans aide. Soit les fidèles financeront les indemnisations directement sous forme d’une contribution, soit ils devront, par le denier et les dons, aider financièrement les diocèses en compensant le montant des indemnisations versées.
La question de qui doit payer symboliquement les réparations est donc décorrélée de la partie matérielle et financière.
Faut-il que ce soit symboliquement l’Eglise dans son ensemble car elle a failli à protéger les plus petits ? Faut-il que ce soit symboliquement les diocèses puisque certains évêques portent une responsabilité morale de ne pas avoir dénoncé les crimes commis ?
La Conférence des évêques de France a tranché lors de son assemblée à Lourdes en novembre 2021 pour une réparation sur les fonds propres des diocèses avec recours aux prêts-relais lorsque cela se révélerait nécessaire. Les diocèses ont lancé des inventaires et tablent dans un premier temps sur les réserves de fonctionnement quitte à retarder des travaux. Ils ont jusqu’à début 2022 pour présenter leur plan de financement.
Pour aller plus loin : https://www.la-croix.com/Religion/Rapport-Ciase-difficile-question-reparation-financiere-victimes-2021-10-29-1201182835
Les sciences sociales sont-elles valables pour l’Église ?
Les sciences sociales sont-elles scientifiques ?
Les sciences sociales sont des sciences dans le sens “organisation de savoirs éprouvés par des expérimentations selon un protocole fiable” comme les sciences exactes et expérimentales (maths, physique, chimie, biologie etc., ce qu’on appelle souvent “la Science”). Ce qui les différencie est la pratique : pas de possibilité de reproduire les expériences, destruction des données statistiques brutes post-enquête. Cependant les théories statistiques permettant de mesurer si un résultat est fiable ou non sont les mêmes et dans les deux cas, la fiabilité des découvertes est assurée par la relecture par les pairs dans des revues scientifiques spécialisées.
Les sciences humaines, comme les sciences exactes et expérimentales forment des sections au sein du Conseil National des Universités (la théologie catholique et protestante aussi d’ailleurs) et du CNRS (au sein de l’INSHS https://www.inshs.cnrs.fr/ ). Ce sont donc des sciences au même titre que les sciences exactes et expérimentales, même si les protocoles de recherche sont différents.
D’où vient cette notion de système ?
La notion de système est apparue en sciences dans les années 1950 et fait depuis l’objet d’enrichissements et d’apports constants. Elle se retrouve notamment en biologie (le cerveau peut ainsi être analysé comme un système), en théorie de l’information, et en sociologie, qui fait sienne la systémique pour étudier les organisations humaines en étant particulièrement attentive à quatre caractéristiques des systèmes :
- L’interaction (ou l’interrelation), qui renvoie à l’idée d’une causalité non linéaire (de petites modifications peuvent subitement avoir des effets importants).
- La totalité (ou la globalité) : le tout est plus que la somme de ses parties. Certains phénomènes peuvent émerger au sein d’une organisation, par effet de seuil, sans qu’on puisse les rattacher aux propriétés des éléments individuels du système.
- L’organisation, concept central dans la caractérisation de ce qu’est un système. L’organisation est l’agencement d’une totalité en fonction de la répartition de ses éléments en niveaux hiérarchiques. L’idée d’organisation permet de comprendre que le fonctionnement d’un système dépend plus des règles d’interaction entre les éléments du système que de leurs seules caractéristiques individuelles juxtaposées.
- La complexité du système, qui pointe notamment vers l’impossibilité d’identifier individuellement les acteurs du système et toutes leurs relations.
Quelle est la différence entre systémique et systématique ?
« Systématique » laisse entendre qu’en vertu d’une règle, écrite ou non, un phénomène se produit de manière inéluctable quand certaines conditions sont réunies. Un retard de paiement d’une amende donne ainsi toujours lieu à un rappel majoré : c’est systématique.
« Systémique » ne dit pas la même chose. Ce qui est systémique c’est ce qui arrive « souvent » au sein d’une organisation humaine en vertu de sa culture interne propre, mais sans que cela procède d’une règle établie ou écrite noir sur blanc. Ainsi, la fraude aux impôts est systémique : elle n’est pas organisée par la loi ou par une délibération collective de la société, mais il est inévitable, en vertu de la nature humaine et du fonctionnement de la société, qu’une partie des contribuables fraude le fisc. Des violences peuvent être dites systémiques au sein d’une organisation lorsqu’on parvient à les rattacher à un ensemble de modes de fonctionnement propres à cette organisation qui les favorisent, et qui s’enracinent dans les règles propres à cette organisation. Le systémique est bien plus insaisissable que le systématique. Il n’en est pas moins très réel.
Quelle est la différence entre corrélation et causalité ?
La corrélation est une mesure statistique, un calcul qui dit à quel point deux séries de données se ressemblent. La causalité est une explication d’une telle ressemblance entre deux séries.
En plus détaillé : la corrélation entre la série de mesure 1 (par exemple la consommation de chocolat par pays) et la série de mesure 2 (le nombre de prix Nobel dans ce pays) peut dire que 1 influence 2 (manger du chocolat donne des prix Nobel), ou 2 influence 1 (les prix Nobel donnent du chocolat) ou que 1 et 2 sont influencés par un troisième phénomène (le niveau de vie d’un pays influence tant la consommation de chocolat que le nombre de prix Nobel obtenus, ce qui est la vraie explication) ou bien que la corrélation entre 1 et 2 est purement due au hasard sans explication de causalité possible (quelques exemples de telles corrélations totalement accidentelles https://www.tylervigen.com/spurious-correlations, en anglais). La causalité est une explication du phénomène de corrélation obtenu, que ce soit dans le sens « 1→2 » ou « 2→1 » ou « 3→1 et 3→2 », ou l’accidentalité de la corrélation. Pour prouver une causalité, on fait une hypothèse, on la teste contre une hypothèse témoin : on fait la même expérience où ne change que la variable que met en jeu la causalité, si le résultat est sensiblement différent, la causalité est probable.
Dans le rapport Sauvé, on voit notamment que là où on a dans les 0,5 % de victimes dans la plupart des institutions, on a 1,2 % de victimes dans l’Eglise et 3 % dans le cercle familial. Il y a donc une corrélation claire (étayée évidemment par des calculs plus précis) entre la pédocriminalité et le milieu familial et ou ecclésial. Par contre la causalité est plus compliquée à établir (c’est en fait un des gros objets du rapport). Mathématiquement on pourrait tout aussi bien conclure que les victimes vont volontairement dans l’Eglise (ce qui est absurde) que le fait que l’Eglise produise des victimes (ce qui est avéré). Et encore une fois, arrivé ici il reste à identifier quel facteur particulier est responsable de cette surabondance d’abus (par exemple pour le cercle familial on a le temps passé en famille vs dans une autre activité, une nécessaire plus grande proximité physique entre un parent et son enfant qu’entre un enfant et un inconnu, la soumission à l’autorité parentale etc).
L’Église est pourtant « experte en humanité » ?
Pourquoi dit-on que l’Église est experte en humanité ?
Cette expression désignant l’Église comme “experte en humanité” nous vient du pape Paul VI qui en 1965 l’utilisait dans un discours aux Nations Unies. Mais il ne faut pas oublier la suite du texte de Paul VI, qui insiste sur le service que l’Église se propose de rendre aux petits et aux déshérités, au nom du Christ : “Nous faisons Nôtre aussi la voix des pauvres, des déshérités, des malheureux, de ceux qui aspirent à la justice, à la dignité de vivre, à la liberté, au bien-être et au progrès.” Pour plus de justesse, l’expression complète devrait donc être “l’Église, experte en humanité, et servante de l’humanité”. Si cette deuxième partie est oubliée, l’expression “experte en humanité” demeure en “surplomb”, comme un slogan, et ne rend pas justice au travail réel que l’Église accomplit auprès des pauvres et des petits, quand ce travail n’est pas purement et simplement négligé, comme c’est le cas dans les abus sexuels : proclamer l’expertise ne suffit pas, il faut y allier l’exigence du service.
À cet égard, il n’est pas anodin que la CIASE ait placé les victimes en positions d’expertes, au nom de ce qu’elles ont subi et qui les dote d’un savoir spécifique et irremplaçable. Cela sonne comme un rappel salutaire.
L’Église n’est pas une institution comme les autres, elle existe depuis deux millénaires : ne risque-t-on pas de perdre cette expérience au gré d’une évolution trop rapide ?
L’expérience accumulée par l’Église ne doit pas nous inciter à soutenir une forme de fixisme historique. La vie de l’Église dans ses dimensions pastorale, liturgique, dogmatique, ou disciplinaire, au long des siècles passés, n’était ni plus ni moins idéale que la vie de l’Église qui est la nôtre en ce temps : ce passé, pour éminemment respectable qu’il soit, ne doit pas être idéalisé par anachronisme ou par insatisfaction devant notre vie ecclésiale présente. Par ailleurs, dans le passé de nombreuses choses dans le dogme de l’Église (qui croît avec le temps), dans la discipline (par exemple le célibat des prêtres qui s’impose après la réforme grégorienne), dans les sacrements, dans l’organisation, ont évolué et évoluent encore. Au XVIe siècle, l’Église a connu une Réforme catholique, pensée comme réponse à la Réforme protestante, notamment pour venir à bout des pratiques de simonie (trafic des indulgences) dénoncées à raison par Luther et les autres réformateurs. Ce fut à l’époque une évolution majeure de l’Église, et relativement brusque à l’échelle historique. L’expérience bimillénaire de l’Église ne veut donc pas dire que rien ne change : la tradition est certes importante car elle est pour les catholiques une des deux sources de la Révélation aux côtés de l’Écriture, mais la tradition c’est transmettre la flamme, ce n’est pas adorer la cendre…
L’Église peut-elle vraiment s’effondrer ?
“Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les puissances de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle” : ainsi Jésus parle-t-il à Pierre et lui confie-t-il les clés de l’Église. L’Église a donc les promesses de l’éternité. Mais beaucoup de choses dans l’histoire de l’Église ont pu disparaître : qui se souvient des Célestins ou des Récollets ? De nombreuses congrégations religieuses ont disparu au fil des siècles et d’autres sont nées, des diocèses florissants de l’Antiquité sont aujourd’hui vides de chrétiens… Le pouvoir du pape n’a pas toujours été aussi central que nous le connaissons aujourd’hui et la théologie a tellement évolué que, jusqu’au XIIIe siècle, le mariage n’était pas un sacrement. Il ne faut donc pas confondre l’Église éternelle, Corps mystique du Christ et Peuple de Dieu appelé à la sainteté, avec la forme que l’institution ecclésiale a à une époque donnée et qui, elle, peut passer, voire dans certains cas changer brutalement. Le jour de Noël 1969, dans une interview à un journal allemand, Joseph Ratzinger, qui n’était pas encore Benoît XVI, déclarait ainsi, d’une manière qui peut sembler prophétique : “De la crise actuelle émergera l’Église de demain, une Église qui aura beaucoup perdu. Elle sera de taille réduite et devra quasiment repartir de zéro. […] Pour moi, il est certain que l’Église va devoir affronter des périodes très difficiles. La véritable crise vient à peine de commencer. Il faudra s’attendre à de grands bouleversements. Mais je suis tout aussi certain de ce qu’il va rester à la fin : une Église, non du culte politique car celle-ci est déjà morte, mais une Église de la foi. Il est fort possible qu’elle n’ait plus le pouvoir dominant qu’elle avait jusqu’à maintenant, mais elle va vivre un renouveau.” Loin de nous conduire à nous lamenter, ces propos doivent raviver notre espérance, fermement enracinée dans la parole du Christ à saint Pierre, car nous savons, dans la foi, que l’Église est bien plus que ce que nous en voyons ici et maintenant.
Et moi dans tout ça ?
Peut-on dire que chacun est concerné ?
Si notre héritage commun de baptisés, membres du corps du Christ, c’est l’Évangile et la présence salvifique du Christ au cœur du monde, alors ces crimes épouvantables où l’Évangile a été nié, où le Christ a été bafoué, et où, dans les victimes, l’image de Dieu a été souillée, tout cela doit provoquer un sursaut de notre cœur et le désir que cela ne se reproduise pas. Par ailleurs, vu les chiffres du rapport, il est fort probable que, sans le savoir, nous connaissions une ou plusieurs victimes, qui n’ont peut-être jamais parlé de ce qu’elles ont subi, ou qui ne sont peut-être plus là pour le dire. Le souci de notre prochain doit donc nous pousser à nous sentir concernés par ces révélations.
Que puis-je faire ?
L’objectif de ce site est de vous donner des clés pour agir, quelle que soit votre situation.
Comme les membres de la CIASE, nous pensons qu’il est essentiel que l’écoute des victimes soit la porte d’entrée de nos démarches.
Voilà une liste (non exhaustive !) de champs de réflexion :
- Écouter et rencontrer les victimes : lire “De victimes à témoins”, participer ou organiser une rencontre avec des victimes ;
- S’informer : lire le rapport, des articles, les éléments sur ce site, des livres sur le sujet…
- Témoigner : ne pas hésiter à aborder le sujet avec sa famille, ses amis, sa paroisse ou son association. Faire circuler les ressources pour permettre à chacun de s’approprier le sujet ;
- S’interroger sur les comportements à mettre en place au quotidien qui participent à une Eglise plus sûre ;
- Participer aux actions proposées par les associations de victimes : ruban violet, pétition, manifestation…
- Proposer son aide à sa paroisse, son diocèse, son mouvement…
J’ai peur que lire ou écouter le témoignage de victimes ne soit du voyeurisme.
Les témoignages disponibles sur le site de la CIASE abordent avec pudeur et vérité les souffrances psychologiques éprouvées par les victimes. Sans détail inutilement choquant, ils permettent à chacun d’appréhender les multiples dimensions du drame causé par chacun de ces abus. À la lecture du recueil de témoignages intitulé “De victime à témoin”, la mise en page se révèle sobre et laisse beaucoup d’espace vide : les yeux et l’esprit ont le temps de se reposer avant de tourner une page, cela permet de choisir de ne lire que peu de texte et aide à ne pas se laisser submerger par les mots et les émotions.
Dans son message aux catholiques parisiens, Mgr Aupetit demandait aux fidèles de commencer par la lecture du recueil “De victimes à témoins”, avant de lire la version résumée (ou complète !) du rapport.
Les rencontres de personnes victimes, notamment organisées par les associations ou les paroisses sont également un lieu de compréhension et de compassion. De nombreuses victimes souhaitent pouvoir témoigner, et se sentir accueillies et reconnues par l’ensemble des croyants.